Chroniques,  Société

La chronique littéraire de Julia Kerninon

Dans chaque numéro, Julia Kerninon dévoile sa chronique littéraire.

Julia Kerninon

Récemment, une femme de la génération de ma mère m’a dit sur le ton de la confidence : Le secret, c’est d’accepter de ne pas être parfaite. Accepter qu’on ne sera jamais la mère parfaite, c’est ça le truc. J’étais absolument d’accord avec elle, à ce détail près qu’elle me racontait avoir elle-même reçu ce conseil d’une femme plus âgée alors qu’elle était déjà mère, tandis que j’avais la certitude de l’avoir toujours su. Je réécris peut-être l’histoire, mais même à dix ans, je crois que je savais que viser la perfection dans le domaine de la maternité mènerait seulement au désespoir.

Pourtant, je suis sensible à la chimère de la perfection. En fait, je l’ai poursuivie avec orgueil et aveuglement dans d’autres domaines, nommément le travail et ce qu’on pourrait appeler la féminité. Je suis probablement trop brouillonne pour être vraiment perfectionniste, mais je ne peux pas nier avoir eu des ambitions dans d’autres domaines hors de ma portée – mais pas la maternité. La grande compétition autour des enfants m’a toujours paru un peu bizarre, et cette sensation n’a fait que se confirmer avec le temps, parce que les réussites de mes fils, de leurs premiers pas à leurs premières subtilités, ne me semblent avoir aucun lien avec moi, au point que ça pourrait presque être humiliant. Ils éblouissent précisément là où j’échoue, ils poursuivent des buts auxquels je n’ai jamais pensé, ils ont des ressources que je n’ai jamais possédées. Dès le premier instant, d’une certaine façon, dès le moment où le cordon a entre nous été coupé, il me semble qu’ils se sont définis d’abord par leur farouche individualité.   

« Mon but dans la vie n’est pas qu’un enfant me dise merci »

Pourquoi est-ce que j’écris là-dessus aujourd’hui ? Je ne le sais pas exactement, mais sans doute n’est-ce pas étranger au fait que le plus jeune vient de passer le cap des un an et demi, et qu’il est donc en train de quitter définitivement le continent des bébés. Je n’aurai bientôt plus de bébé dans ma maison. La naissance du premier enfant met un terme net à la vie telle qu’on l’avait connue, je crois, mais cette étape-là aussi signe la fin de quelque chose. Je m’apprête à cesser d’être une jeune mère, je me fais déjà l’impression d’être un vétéran. Toute ma vie j’ai voulu avoir des bébés et je me suis demandé si cela arriverait, et puis ils sont nés, et bien sûr le temps s’est accéléré, comme on me l’avait promis maintes fois, et voilà que quelque chose semble déjà fini. Les biberons vont disparaître, et la poussette, et les bodies adorables, et les couches, et le confort trompeur d’avoir un enfant qui ne parle pas encore, à qui on peut donc prêter des émotions et des intentions. Quand il va se mettre à formuler ses propres phrases, ce sera pour me dire qui il est, lui, jamais pour me dire que j’ai bien fait, que j’ai gagné la course. Depuis le début, nos chemins sont destinés à être distincts, c’est ça qui nous attend. Et mon but dans la vie n’est pas qu’un enfant me dise merci. 

« J’ai eu des grands moments de doute »

À tort ou à raison, je me juge une mère acceptable – une mère suffisamment bonne. Mais je ne parviens pas à vouloir être une mère excellente. Comme un cheval rétif, je reste immobile devant l’obstacle, interdite. Je ne crois pas au sens de cet effort. Peut-être que je suis simplement paresseuse, ou peut-être que je me méfie de ce que peut signifier avoir une mère infaillible. J’ai été souvent ébranlée dans mes convictions, pourtant, en voyant de jeunes mères passionnées, transportées par leur amour, infatigables dans leur dévotion. J’ai eu des grands moments de doute, bien sûr. Je me suis dit que je passais à côté de quelque chose. Mais plus le temps passe et plus je crois profondément que je ne peux pas être une autre personne que ce que je suis, quoi qu’il arrive. Je crois que je dois prendre mes enfants comme ils sont, et qu’eux doivent aussi me prendre comme je suis. J’ai entendu des mères prononcer des phrases merveilleuses dont j’étais incapable, des mots dont la tendresse absolue me faisait peur, mais moi je me suis entendue dire avec la certitude que c’était vrai, Je t’aime exactement comme tu es, je t’aime pour toujours, et je crois qu’ils m’ont entendue, parce que maintenant que mon fils aîné sait parler, il me dit parfois avec une invincible évidence, sans même avoir besoin de me regarder, Tu m’aimes pour toujours. Quand je rentre de tournée littéraire et que je lui demande si je lui ai manqué, il me répond, Oui, je t’ai beaucoup manqué.  

C’est tout.