Chroniques,  Société

La chronique littéraire de Julia Kerninon

Retrouvez la dernière chronique de Julia Kerninon.

Il y a quelques jours, en l’espace d’un instant, le monde s’est dérobé sous mes pas. La minute d’avant, tout allait bien, et puis c’est comme si quelque chose avait grondé sourdement, et j’ai basculé. J’étais sur ma terrasse, je regardais les arbres devant moi, et soudain je ne savais plus rien. Je veux dire : je ne savais plus qui j’étais. Je ne connaissais plus mon prénom ni celui de mes enfants. C’était comme si j’étais désintégrée.

Je suis rentrée dans la maison et tout était différent, je n’arrivais plus à utiliser mes mains pour attraper ma tasse de thé, je ne pouvais pas me souvenir du livre que j’étais en train d’écrire. Je n’étais plus que terreur. J’ai pleuré à gros sanglots. J’ai essayé de me reprendre, mais la vague était plus forte que moi et j’ai fini allongée sur le carrelage à sangloter, avec la sensation très nette que j’étais en train de mourir. Au-dessus de moi sur une étagère j’apercevais une bouteille d’eau de Javel rangée là, et je me disais que je devrais peut-être la boire pour mettre fin à cette souffrance intense qui venait de me tomber dessus. Je suis restée dans cet état plusieurs heures, tétanisée, jusqu’à ce que vienne l’heure d’aller chercher mes enfants, et alors en pédalant jusqu’à eux sur mon vélo j’ai progressivement remonté la pente. J’ai retrouvé mes petits, je les ai ramenés à la maison, je m’en suis occupée, j’ai passé la nuit. Le lendemain, à la même heure que la veille, alors que je travaillais paisiblement, j’ai basculé de nouveau – la même peine écrasante, la même douleur, le même désespoir.

Comme 3% à 8% des femmes en âge de procréer, je suis atteinte de Trouble Dysphorique Pré-Menstruel (TDPM). Cette maladie encore peu documentée provoque des effets psychiques extrêmement violents chez les femmes concernées, qui se déclenchent à l’ovulation et peuvent durer jusqu’à l’arrivée des règles. Pour certaines, cela représente jusqu’à dix jours de souffrance, pour d’autres, comme moi, c’est plus ponctuel, ça se compte plutôt en heures, réparties sur quelques jours.

Les symptômes sont variables (labilité émotionnelle, angoisse, irritabilité, perte de repères) mais pointent tous dans la même direction : la désorientation. L’instabilité. La folie. Pendant des années, cette maladie a été confondue avec la bipolarité ou la schizophrénie, car effectivement ses manifestations s’en rapprochent. Ce qui différencie le TDPM, c’est qu’il est directement lié au cycle menstruel, et qu’il prend donc fin avec l’arrivée des règles, jusqu’à la prochaine salve.

Je subis cette situation pratiquement chaque mois depuis la première fois que j’ai eu mes règles, à treize ans. J’ai mis un peu plus de dix ans à comprendre de quoi il s’agissait, dix ans de peur et de vulnérabilité à l’idée que j’étais peut-être folle. Quand je repense aujourd’hui aux années que j’ai passées à vivre seule, et donc à être seule lorsque le syndrome frappait, je me demande comment j’y ai survécu.

Il n’existe pas de traitement connu pour ce trouble. Les études montrent que l’activité physique a un effet bénéfique direct, et qu’à l’inverse la consommation de sel, sucre, caféine et alcool exacerbe les réactions. Dans certains cas, les médecins peuvent prescrire des médicaments du type anti-dépresseur, mais c’est déconseillé au long cours. On ignore exactement ce qui cause cette maladie, qui semble à la fois génétique et liée à l’environnement, mais on sait que ses effets sont dus à une chute violente du taux de sérotonine, qui est une des hormones du bonheur.

Quand je suis en crise, c’est comme si j’étais enfermée à l’intérieur de moi-même, j’ai beaucoup de mal à verbaliser ce qui m’arrive, et donc aussi à demander de l’aide. Je suis littéralement écrasée par ma chimie interne, un peu comme une crise d’hypoglycémie. En une seconde, je deviens une autre personne, et cette personne est détruite, et la douleur de se sentir à ce point anéantie provoque des envies suicidaires d’une clarté éblouissante. Les études montrent que le suicide est une peur réaliste pour les femmes dans cette situation.

J’ai trente-six ans. Ma vie est merveilleuse. TDPM mis à part, ma santé est éclatante. Je ne manque de rien et je le sais. Je suis extravertie et énergique. Mais deux jours en moyenne par mois, je ne suis plus rien, je meurs, je coule au fond de la piscine en me demandant toujours si je vais réussir à remonter une fois encore.

J’écris ce texte pour les autres. Ce que je ressens quand je suis au plus fort de la crise est terrible, mais c’était bien pire quand je ne savais pas encore d’où ça venait.