Chroniques

2 confinements en 7 mois, une vie clignotante.

Je me rappelle d’un bon poète qui répétait deux phrases obsédantes – Si tu crois que tout est perdu et que cela t’effraie, rassure-toi : en effet, tout est perdu. Ça semblait très beau à l’époque, très romantique et cynique et déglingue. Aujourd’hui, c’est simplement réaliste.

Ces temps-ci, je commence à sérieusement envisager l’éventualité que la vie qu’on a connue jusque-là soit finie. Qu’elle ait tout à fait disparu à notre insu. On a fermé les yeux juste un instant, et tout est différent. La vérité, bien sûr, c’est qu’on ne les a pas du tout fermés un instant. On les a fermés beaucoup trop longtemps. J’écris ce texte dans les premiers jours de novembre, et toutes les nuits depuis une semaine, des moustiques gros comme des raisins secs dévorent mes bébés. Des moustiques. En novembre. On a fermé les yeux. 

Parfois, une voix s’éveille en moi qui demande Mais pourquoi est-ce qu’alors que je vivais ma meilleure vie, il faut que tout tourne aussi mal ? Pourquoi, au moment où j’ai des livres et des enfants, je suis obligée de penser à des choses plus graves ? La question est indécente, mais l’indécence et l’illégitimité ne sont pas la même chose. Par ailleurs, c’est la réponse qui est intéressante. La réponse, aussi en sens de réaction, que nous pouvons trouver à ce qui nous arrive. À moins que cela aussi, encore, soit une erreur – peut-être que nous ne trouvons pas les réponses, que ce sont elles qui nous trouvent. 

Confinés pour la deuxième fois en l’espace de sept mois. Retour à la case départ qu’on redoutait tous. On s’est dit Plus jamais ça et puis nous voilà déjà habitués. On a connu pire. On se le répète comme un mantra en parlant d’avril, en serrant les dents pour ne pas penser à ce qui peut suivre. On n’observe plus le confinement, les masques, les gestes barrière, la distanciation, les attestations, comme des gadgets un peu trop réalistes dans une maison de l’angoisse dont on pourrait sortir en courant en cas de crise de claustrophobie. C’est devenu notre vie. Pour le moment, sauf erreur de ma part, elle est beaucoup moins bien qu’avant. Comme tout le monde ou presque, j’essaie de remplir mes journées pour ne pas penser, d’une manière ou d’une autre, mais par moment c’est plus fort que moi, je relève la tête, et je regarde, et je cherche une réponse à ce que je vois.

Ce deuxième confinement m’a saisie au beau milieu de la tournée de promotion de mon dernier roman. Du point de vue professionnel, ce n’est évidemment pas brillant. Du point de vue privé, le bilan est plus mitigé. Depuis janvier, j’ai écrit le roman, été confinée avec un enfant de deux ans et demi, accouché, traversé l’été en post-partum, avant de partir sur les routes pendant deux mois. Une partie de moi ne crache pas sur cette immobilité forcée. Stoppée net dans ma lancée, je m’aperçois que j’étais essoufflée.

Je me dis que peut-être à partir de maintenant, la vie va toujours être clignotante : deux mois dehors, deux mois dedans, deux mois dehors, deux mois dedans. Et alors je repense à ce bon vieux concept révolutionnaire de la journée de travail de quatre heures ou la semaine de trois jours – je me dis qu’on va peut-être se réorganiser, et vivre des années de six mois. Retrouver un rythme d’animal hibernant ou de paysans d’autrefois, couper le foin d’été à grands mouvements éreintants et puis s’ensommeiller au coin du feu pendant l’hiver. Travailler de toutes nos forces, rire, courir, nager, toucher, regarder autour de nous, voyager, acheter, et puis ensuite nous refermer comme des fleurs la nuit, nous recadrer, nous recentrer, réfléchir, lire, dormir, étudier, prendre soin de notre maison et de ceux qui y vivent, trier les choses, faire le vide. 

Peut-être que ce serait une façon raisonnable, ordonnée, de s’habituer à ce nouvel état des choses. Peut-être qu’il y aurait là-dedans une sagesse. Peut-être que le rythme nous plairait plus que l’incertitude actuelle. Nous sommes des débutants. Il nous faut apprendre et tirer des conséquences. Mesurer nos forces et nos efforts. Nous saisir de la contrainte et nous l’approprier. 

Je sais, c’est très tentant de répondre Mais enfin c’est ridicule, ce n’est pas possible, et d’énumérer avec véhémence toutes les raisons pragmatiques pour lesquelles le monde ne peut pas absolument pas continuer de tourner à cette cadence hoquetante – mais est-ce que TOUT ce qui nous arrive en ce moment ne nous paraissait pas strictement impossible il y a encore pas si longtemps ? La vérité, c’est sans doute que rien n’est impossible.