La chronique littéraire de Julia Kerninon
Retrouvez la dernière chronique littéraire de Julia Kerninon.
Dimanche dernier, mon premier enfant a eu cinq ans. Ça me laisse pensive, parce que c’est l’âge à partir duquel je commence à avoir des souvenirs de ma propre enfance, sans doute parce que c’est l’âge auquel j’ai commencé à écrire. J’ai quelques images des années d’avant – tulipes dans le jardin regardées par un velux, pieds qui ne touchent pas terre assise sur une chaise, pêche aux canards, manteau léopard assorti à celui de ma mère – mais c’est à partir de cinq ans que je me vois vraiment, que j’ai la sensation d’avoir été une personne, et bien sûr je pense que ce n’est pas sans lien avec l’événement le plus important de cette année-là pour moi : le don par ma mère de sa machine à écrire.
« Il n’a manifestement pas hérité de mes montagnes russes »
De mes deux fils, c’est lui, le premier, qui me ressemble le plus physiquement – sur certaines images, c’est presque impossible de nous différencier. Ses cheveux sont légèrement plus clairs que les miens, mais pour le reste, il est souvent mon portrait craché. À l’intérieur, pourtant, il est une personne très différente de moi, et ça me remplit de gratitude pour l’univers quand j’y pense. Je crois qu’il a appris de son père une grâce sociable qui m’a toujours échappé, un goût pour les autres, et aussi un rapport à son corps, une audace de petit écureuil aventurier, qui me laisse pantoise quand je le regarde grimper très haut dans des arbres ou sauter de son lit mezzanine ou tenir en équilibre sur des rochers moussus. Il a de grands désespoirs mais c’est seulement quand il est fatigué, dans son état normal il est d’une résilience peu commune, il se console vite, il est plein d’énergie vitale, il rebondit sans difficulté particulière. Il n’a manifestement pas hérité de mes montagnes russes, il me semble qu’il maîtrise mieux son intensité émotionnelle que moi.
« Avec le temps, ou peut-être l’exemple de son frère, il est devenu plus tendre »
Bébé, il était un être extrêmement mystérieux, un nouveau-né qui tournait toujours la tête vers l’extérieur quand on le tenait dans nos bras, qui voulait toujours partir, se dégager, et parce qu’il était mon premier, ça me semblait normal, mais j’ai eu depuis un deuxième enfant petit ourson blotti contre ma peau, qui m’a permis de voir plus distinctement les contours du premier. Il est très autonome, il se suffit à lui-même, d’une certaine façon, il semble savoir qui il est, sans avoir besoin pour ça de la haute solitude qui est le seul milieu dans lequel je respire vraiment. Avec le temps, ou peut-être l’exemple de son frère, il est devenu plus tendre, il sait demander du contact, il me caresse les cheveux et les pieds comme le fait son père qu’il a observé.
« Il dit qu’il écrira des livres comme moi je le fais, parce que pour lui c’est ça que veut dire écrire »
Depuis la rentrée, il a quitté la chambre qu’il partageait avec son frère pour s’établir dans mon bureau, où il dort sur le lit simple peint en vert qui a été le mien toute mon enfance. Le soir, il s’assoit là, avec la couverture en patchwork que m’a cousue ma mère bien avant que je n’en devienne une moi-même, il allume une toute petite lumière, et il lit avec passion – il scrute les pages les unes après les autres, et je suppose que comme beaucoup d’enfants il trépigne de pouvoir bientôt déchiffrer les mots écrits, et pas seulement se les réciter de mémoire. Je n’aurais jamais pensé partager mon bureau avec mon enfant, mais après tout j’ai longtemps redouté que ces deux choses – un bureau et des enfants – demeurent éternellement hors de ma portée.
Dans la journée, c’est l’endroit où j’écris, la nuit, c’est à lui. Je me suis demandé si je devais lui faire plus de place, lui abandonner totalement la pièce, mais je pense qu’il ne faut pas donner aux gens quelque chose qu’ils n’ont pas eu le temps de désirer, et que c’est vrai pour les enfants aussi. Et après tout, d’une certaine façon je lui accorde là ce que j’ai de plus précieux, je partage cet espace avec lui, plutôt que de vouloir à tout prix le délimiter pour nous séparer. Je sais peu de choses sur moi mais je sais ça : je ne suis pas une mère fusionnelle, je suis une mère enfouie dans les livres, et alors j’écris le matin dans la petite pièce encore gorgée de son sommeil, en pensant que c’est une bonne façon d’être ensemble.
Récemment, j’ai pourtant compris qu’il n’avait pas exactement saisi ce que je faisais de ma vie (son frère pense que je ne travaille pas parce que je reste à la maison, probablement à jouer à la pâte à modeler). L’année prochaine, au CP, il va apprendre à écrire, alors il dit qu’il écrira des livres comme moi je le fais, parce que pour lui c’est ça que veut dire écrire. Je ne le corrige pas – en cinq ans j’ai eu le temps d’apprendre qu’il avait souvent raison. Il me tarde.