Chroniques,  Société

La chronique littéraire de Julia Kerninon

Julia Kerninon

La rentrée littéraire bourdonne et j’observe les livres qui sortent, et notamment ceux qu’écrivent les filles de ma génération. Quelque chose se passe, ces dernières années, indéniablement. Quelque chose se déplace.

Où étaient passées les filles ?

Je suis née en 1987. Quand j’étais petite fille, je me souviens parfaitement chercher les filles – chercher les person- nages féminins autour de moi, notamment à la télévision et dans les livres. À l’écran, il fallait patienter pour les trouver parmi une offre beaucoup plus conséquente de narratifs mettant en scène des garçons. Des bandes de garçons, autour desquelles gravitait une fille, parfois deux. Avec les livres, j’avais la même impression que les filles étaient presque toujours en sous-effectif, que je pouvais au mieux espérer un personnage secondaire haut en couleur, mais pas plus. Je me rappelle mon impression de perdre mon temps à chercher des représentations féminines, je me rappelle ce travail de filtre, de tamis, pour accéder à ce qui m’intéressait, et qui aurait pourtant dû être nettement plus facile à trouver, puisqu’après tout, ce que je cherchais n’était pas rare. Cela concernait un peu plus de cinquante pour cent de l’humanité. Alors où étaient passées les filles ?

Des questionnements…

Perdre du temps à les chercher me pesait, mais je me soumettais sans un mot à ce que je considérais comme un état de fait immuable. Par ailleurs, ça allait très bien avec « le masculin l’emporte sur le féminin » et, sourdement, avec l’ambiance générale des années quatre-vingt-dix. Je pense
qu’inconsciemment, sans me le formuler clairement, je me disais qu’il faudrait ruser, plus tard, pour avoir une vraie vie. Je me disais que tout serait un peu plus difficile que pour un garçon, mais au lieu de m’en scandaliser, je me suis préparée à m’en accommoder.

Récemment, on m’a posé dans une interview la question suivante : En quoi est-ce un problème que les
femmes n’aient jusqu’ici pas été représentées autant que les hommes dans les œuvres littéraires ? Ou le fait qu’elles continuent majoritairement d’être représentées d’une façon stéréotypée, dans des positions toujours mineures, subalternes ? Qu’est-ce que ça peut faire ?

La parole des femmes…

C’est vrai qu’on pourrait après tout argumenter que la littérature concerne la littérature, pas la politique ni
le genre, qu’elle est une discipline plus haute qui ne doit pas s’abaisser à distinguer les garçons des filles dans ses rangs. On pourrait dire que la littérature est un art universel, et que c’est faire preuve de mesquinerie de ne pas voir que le genre des personnages importe peu, tant que le style est là. Ou on
pourrait simplement dire que si, après avoir lu tous ces livres misogynes, je suis tout de même devenue écrivain, c’est bien la preuve que ce n’était en rien un problème, que ça ne décourageait même pas les petites filles de se projeter dans le monde des lettres.

Mais non. C’est plus grave et plus complexe que ça. À vrai dire, quand j’y pense aujourd’hui, je pourrais presque en pleurer de colère, à l’idée que nous avons collectivement construit ça, un monde dont les femmes sont absentes, un monde sans les femmes. Est-ce que vous imaginez, ai-je demandé à mon interlocuteur bienveillant, ce que ça vous ferait de n’avoir à votre disposition que des livres dont les gens
comme vous ont été effacés, ou dans lesquels ils tiennent des rôles d’esclave ? Parce que c’est à peu près ce qui se passe, or bien sûr que la littérature a un impact sur la réalité, évidemment que les fictions que nous nous racontons inspirent nos vies autant qu’elles en témoignent, et que la parole des femmes, avec ce qu’elle a de spécifique, est donc essentielle en littérature si l’on veut que cette voix puisse aussi se faire entendre sur le terrain.

« Quelque chose est en train de bouger »

Aujourd’hui, les femmes commencent donc à écrire des textes plus audacieux, plus véhéments, plus sûrs d’eux, des textes dans lesquels elles se montrent comme elles se voient, et non comme on leur a appris à se tenir, des livres dans lesquels elles évoquent les sujets qui les intéressent, elles, et non ceux qu’on leur a désignés comme étant dignes. Elles font entrer en littérature la question du désir féminin, mais aussi celle du viol, elles font entrer les enfants, le soin, le quotidien, la peur, une infinité de mots et d’émotions traditionnellement absents du bréviaire masculin, jusqu’ici toujours tenu pour le seul possible.

Quelque chose est en train de bouger, et ce qui me fascine, ce qui m’excite le plus là-dedans, c’est que non seulement les sujets de roman s’étoffent, mais la forme même de ce que nous appelons un roman est en train de se déployer, de se complexifier, parce que non seulement les femmes ne racontent pas les mêmes histoires que les hommes, mais en plus, elles exigent de le faire différemment.