La chronique littéraire de Julia Kerninon
A chaque saison, l’auteure Julia Kerninon livre sa chronique littéraire pour Urbanne Magazine.
La semaine prochaine, mon fils cadet fêtera ses deux ans. Ces jours-ci, je pense de plus en plus à la nouvelle phase de parentalité dans laquelle je suis en train d’entrer. Après tout, les premières années consistent principalement à garder l’enfant en vie – tous ces biberons scrupuleusement mesurés, ces petites gouttes de vitamines quotidiennes, cette attention permanente à ce que l’enfant met dans sa bouche (et les enfants, comme chacun le sait, n’ont dans ce domaine que de mauvaises intuitions). Ce que je veux dire, c’est que, même si c’est épuisant, bien sûr, de s’occuper d’un nouveau-né ou d’un tout petit enfant, c’est aussi comparativement assez simple, dans la mesure où il s’agit avant tout de maintenance. Des gestes répétitifs, basiques, une armada d’équipements, beaucoup d’organisation, de la nourriture à heures fixes et des baisers. Pour le dire vite. C’est harassant, mais c’est d’abord physique, ça nécessite peu de réflexion – et tant mieux parce que quand on enchaîne les nuits blanches, du temps de pensée, ce n’est pas ce qu’on a le plus en stock.
La révélation d’une complexité
Mais quand les enfants grandissent, ils deviennent plus subtils – ou alors, peut-être qu’on apprend à les voir avec plus de subtilité. Quand ils commencent à parler, on découvre leur personnalité, leurs particularités, leurs opinions tranchées, les choses auxquelles ils tiennent. Et puis il faut les éduquer. Ce qui a l’air si simple quand on n’y est pas confronté se révèle soudain d’une complexité inédite. Comme tout le monde ou presque, avant d’avoir mon premier enfant, j’excellais à asséner des phrases merveilleuses style : « Les enfants ont avant tout besoin de limites. » De la même façon que j’ai un temps envisagé que mon bébé s’adapterait à moi (mes fantasmes de rencontres en librairie avec un enfant au sein ont fait long feu), je pensais que je signalerais élégamment à mon petit les frontières à ne pas franchir et qu’il m’obéirait avec tout le respect qui m’était dû.
Comment dire. Toutes les nuits depuis six mois, mon fils cadet, qui n’avait déjà pas fait ses nuits avant d’avoir un an, hurle à la mort quelque part entre onze heures et quatre heures du matin, et ne s’arrête (net) qu’une fois posé dans le lit conjugal. Calé dans les oreillers entre nous, il dégage une odeur de sucre absolument délicieuse, il fait de minuscules bruits adorables et vient serrer ses bras autour de mon cou en dormant – mais il est le seul à bien dormir dans ces conditions. Son frère aîné sommeille comme une pierre, mais avant de s’endormir, il aime à nous appeler une demi-douzaine de fois, généralement pour nous demander de lui apporter un objet qui se trouve à moins d’un mètre de lui. L’autre soir, quand je lui ai souhaité bonne nuit, il m’a répondu avec une honnêteté qui m’a fait frémir : « À tout à l’heure. »
« J’ai de l’amour à donner, et je crois à la vertu de la désobéissance »
Ils veulent manger exclusivement des bonbons ou des sandwiches en lisant des livres posés sur leurs assiettes, jeter tout ce qu’ils trouvent dans le puits, embrasser leur reflet sur la porte du four, défaire les lits, taper sur tout ce qui fait du bruit, marcher sur moi, et boire l’eau du bain. Au départ, j’étais très fière qu’ils s’entendent si bien, maintenant je commence à comprendre que ce n’est pas forcément à notre avantage. Le grand me fait des reproches et le petit baragouine en écho. Récemment, quand j’ai voulu l’embrasser, il m’a collé une baffe en grognant « Naon, pas. »
J’en suis donc là de ma parentalité. Je ne vous cache pas qu’il y a déjà un moment que j’ai cessé de donner des conseils à qui que ce soit, mais ça semble sans doute évident à la lecture de ce qui précède. Je suis un peu perplexe devant cette nouvelle phase que je ne sais pas exactement comment aborder. Qu’ai-je exactement à leur apprendre ? Que sais-je de ce qu’il convient de faire à la surface de la terre ? Ai-je un projet pour mes enfants, une idée de ce vers quoi j’aimerais qu’ils tendent ? Avais-je un projet pour moi-même ? Ai-je atteint ma destination ? Qu’est-ce que je leur apprends quand je leur dis que je les aime quoi qu’il arrive, dans n’importe quelle situation, tout le temps ? Qu’est-ce que je leur apprends quand je suis inattentive, impatiente, chaotique ? Entendons-nous : je me donne du mal, mais je ne peux pas être quelqu’un d’autre. J’ai de l’amour à donner, et je crois à la vertu de la désobéissance. Je vais prendre soin d’eux du mieux que je peux. Le reste du temps, je lirai des livres en mangeant des bonbons et des sandwiches. Je trouve qu’ils progressent, côté intuitions.