Chroniques,  Société

La chronique littéraire de Julia Kerninon

Bienvenue dans la chronique littéraire de Julia Kerninon, édition printemps 2022.

Récemment, mon mari est revenu d’un goûter d’anniversaire auquel il avait accompagné nos enfants. Il s’est assis sur notre canapé et il m’a dit : J’ai embrassé des gens. J’ai haussé un sourcil, il a ri, il a dit : Non, pas comme ça. Je veux dire, je suis allé à une fête, et les gens se refont la bise. On dirait que c’est fini, la pandémie.

J’ai repensé à quelque chose que j’avais lu pendant le premier confinement, un journaliste demandait ce qu’on allait en retirer de cette expérience, au plan philosophique, au plan de la pensée, qu’est-ce que ça allait changer dans notre façon de considérer les choses, quelle rupture majeure ça allait imprimer dans l’histoire collective. La personne brillante qui lui répondait et dont l’identité m’échappe aujourd’hui tranchait très calmement : Rien. On ne va rien en retirer. Ce fait, il nous déplaît tellement, il est tellement inquiétant, punitif, que dès que nous serons un tant soit peu en sécurité, nous allons tout mettre en œuvre pour l’oublier. Personne n’aura envie de raconter cette histoire, personne n’aura envie de la garder en mémoire, personne n’aura envie de l’honorer par un récit, personne n’aura envie d’en tirer des conséquences, parce qu’il n’y a que des mauvaises nouvelles, des nouvelles terribles, si nous regardons de ce côté-là, dans cette direction. La leçon qu’il y aurait à tirer de ce qui vient de se produire, personne n’aura envie ni de l’enseigner, ni de l’apprendre.

« Un mélange d’anxiété et d’inconscience »

L’article m’avait frappée comme exposant une chose très vraie et tragique : alors même qu’il nous arrivait cette catastrophe significative, cette mise en garde véhémente, nous regardions tous ailleurs, nous attendions que ça passe, nous faisions semblant de ne pas comprendre, nous fuyions devant le problème, pour le dire simplement. Nous le faisions d’un commun accord, en nous trouvant aisément des monceaux d’excuses. Quelques rares voix s’élevaient et étaient aussitôt assourdies, étouffées, bannies. Tout le monde savait où étaient les informations capitales, personne n’allait les chercher. 

Après, tout le monde a fait des plaisanteries sur tous les romans sur le confinement qu’on allait voir débouler sur les tables de librairies – mais vous avez remarqué ? Il n’y en a presque pas. Personne n’a eu vraiment envie de passer une année supplémentaire dans cette atmosphère, nous fuyons tous comme des rats, comme on évite du regard les mendiants dans la rue. Ce que la pandémie nous a dit de nous, de notre futur, nous ne cessons de l’éviter du regard, avec un mélange d’anxiété et d’inconscience.

« Peut-être même que nous aimons déjà cette catastrophe »

Et voilà qu’il se produit une nouvelle catastrophe. Un jour de fin février, une guerre est déclarée sur le territoire européen. Nous, on est toujours aussi flegmatiques, on ne se sent pas tellement concernés, c’est quelques pays plus loin, de toute façon ça ne peut pas arriver, il y a les accords internationaux, les interdépendances économiques, le nucléaire.  

On ne sait pas si les médias nous disent exactement la vérité, de toute façon qu’est-ce que la vérité ? Mais on voit se dessiner une histoire merveilleuse, le grand pays qu’on ne comprend pas très bien attaquant injustement le grenier à blé du continent, les personnages principaux sont super, d’un côté Vladimir, de l’autre Volodymyr, le peuple courageux qui prend les armes, le soutien quasi-unanime émanant de tous pays, l’union sacrée, le bien, le mal, les sanctions internationales, la mise au ban de différents systèmes, rouages bien huilés. On sent qu’il y a quelque chose de très jouissif dans cette situation où on a enfin l’occasion de voir si les moyens mis en œuvre après la Seconde Guerre mondiale tiennent le choc, si la sagesse dont nous nous vantons est vraiment de mise. OTAN, Swift, coalition, grands discours, réfugiés accueillis à bras ouverts, ennemi commun, évidence. Cette histoire-là, nul doute qu’elle va être écrite. Quand cette guerre sera finie, parce qu’il y a tout de même fort à parier qu’elle se finisse tôt ou tard, nous allons tous vouloir la raconter, l’inscrire dans la durée, la chanter comme un geste, nous allons nous battre pour la décrire, nous allons en faire un récit puissant qui nous rédime, peut-être même que nous aimons déjà cette catastrophe parce qu’elle repousse l’autre au loin, parce qu’elle nous permet apparemment légitimement d’effacer le souvenir de cette année à faire du pain enfermés chez nous la peur au ventre, en prétendant que c’est pire maintenant, alors que nous savons pourtant bien au fond que les querelles des hommes sont toujours moins graves que la terre qui meurt.