La chronique littéraire
Quand j’étais enfant, j’ai possédé ce livre de Lorena A. Hickock qui raconte l’histoire d’Helen Keller. Je l’ai probablement lu une bonne centaine de fois, dans mon souvenir, j’étais assez fascinée par cet objet, peut-être simplement parce que c’était la première biographie que je lisais. Il y avait un passage en particulier qui m’intéressait : la petite Helen, sourde et aveugle, vit depuis sa naissance comme enfermée en elle-même, incapable d’entrer en contact avec le monde, ce qui déclenche chez elle de terribles colères. Ses parents décident d’engager une préceptrice, Ann Sullivan. Celle-ci connaît le
langage des signes, et « tape » les signes dans la paume d’Helen. Helen se prend rapidement au jeu, reproduit les gestes d’Ann, mais elle le fait tout d’abord sans comprendre qu’il s’agit d’un langage. Et puis, un jour, alors qu’elles sont toutes les deux dans le jardin, Ann prend la main d’Helen et la plonge dans l’eau du puits, avant d’épeler « e-a-u » dans sa paume ouverte. Amusée, Helen l’imite, jusqu’à ce que soudain, littéralement d’un instant à l’autre, elle comprenne. Le geste, le mot, la chose – tout ce qui l’entoure a un nom, qu’elle peut apprendre. Elle passe le reste de la journée, survoltée, à désigner tout ce qui l’entoure à Ann avant de lui tendre une paume impatiente. Elle veut décoder le monde, savoir le dire. E-a-u.
Et puis, dans ma mémoire, il y a une autre histoire, différente, mais au fond presque la même. On la trouve dans un poème de Ted Hughes intitulé « Pleine lune petite Frieda ». Frieda est la toute petite fille du poète, et dans ce texte, il la décrit d’abord attentive au soir qui tombe, aux vaches qui rentrent à l’étable, sans doute dans le village de North Tawton où il possédait une maison avec son épouse Sylvia Plath. Et puis :
« Muuune ! » tu t’écris soudain, « Muuune ! Muuune ! »
Et la lune a reculé comme un artiste plongé dans la stupeur par la contemplation d’une œuvre
Qui le désigne dans la stupeur.
C’est la même chose, n’est-ce pas ? Deux petites filles apprennent à nommer les choses, et c’est pour elles une victoire éclatante, un triomphe plein d’autorité, la première étape vers l’autonomie, la liberté, le premier pas vers elles-mêmes. Au cours des mois qui viennent de s’écouler, j’ai regardé mon enfant faire lui aussi ce chemin. Prononcer d’abord les deux syllabes de « bateau », sans se soucier de ce qu’elles pouvaient signifier. Puis est arrivé « goui », une version approximative de « biscuit », le mot apparemment le plus utile pour lui aux environs d’un an et demi. Et petit à petit, beaucoup d’autres : « papa », puis « maman », bien sûr, prononcé « mamon » et généralement suivi de l’indispensable « encore » dans le peloton de tête avec « non », rejoint assez tardivement par « oui ». « Appuie » a également eu son petit succès, grâce aux interphones, interrupteurs, lecteurs de CD, machines à laver, lave-vaisselle et autres jouets musicaux. Mais c’était encore la période des mots pensés comme des moyens, des outils très simples pour accélérer le mouvement – c’est seulement après qu’il est entré dans la joie des mots, le plaisir de les apprendre, le bonheur de pouvoir désigner, et d’être compris.
Le mot le plus important, c’est donc celui-là : « ballon ». Ballon vu et envié au jardin public, gros ballon de vrai petit garçon par comparaison avec ses balles plus maniables, ballon des grands, dur, qu’on frappe avec le pied ou qu’on lève au-dessus de la tête. Ballon aperçu comme par miracle, aux Buttineries de Sainte-Anne, parmi les objets multiples, doigt immédiatement tendu dans la poussette, « ballon, ballon », avec un mélange de désir et de supplique trop familier, bouleversant – moi aussi, les choses que je désire, je crains qu’on ne me les accorde pas, pour une raison qui m’échapperait.
Ballon, ballon. Ballon acheté, acquis, serré contre soi dans la poussette, présenté fièrement à toutes les connaissances croisées, silence absolu, sourire jusqu’aux dents, grand bonheur. À vingt mois, c’est le premier mot du matin et le dernier du soir, c’est le mot désignant tout ce qui est bien, tout ce qui est aimé. C’est même parfois un cri dans la nuit, plein de sanglots, parce que malgré l’évidence de cette passion, moi, sa mère, j’hésite à laisser cette grosse balle à la provenance à peu près inconnue partager le petit lit propre. Peut-être, aussi, j’essaie de lui apprendre que l’amour a besoin de respirer, qu’il est bon de se manquer pour se retrouver – lui apprendre à avoir confiance dans son ballon, à croire au fait qu’il sera toujours là demain, immobile, dans le salon, à l’attendre.