Chroniques

Inattendu. Ce jour où j’ai rencontré mon lecteur idéal

Récemment, je me suis rendue dans un office notarial afin de faire rédiger un contrat de mariage. Assis dos à la fenêtre dans son bureau rempli de tableaux, le notaire – un homme de cinquante-neuf ans portant un gilet d’intérieur en velours côtelé – nous a exposé avec verve les différentes options qui s’offraient à nous, faisant preuve d’une maîtrise qui, pour être administrative et financière, n’en était pas moins fascinante.

Comme c’était la première fois que nous nous rencontrions, le notaire nous a demandé de décliner nos professions. Nous lui avons répondu, et il s’est alors passé une chose assez inédite pour être soulignée : en un instant, c’est comme si j’avais cessé d’être la femme dans la pièce.

Le notaire n’était pas du tout intéressé par le métier pourtant très particulier de mon fiancé – en revanche, il avait lu toutes mes chroniques et semblait absolument ravi de m’avoir sous la main. Il m’a parlé du magazine et de ma contribution avec ferveur, et à notre rendez-vous suivant, quelques semaines plus tard, pour signer l’acte dûment validé, la même scène s’est reproduite à peu de choses près, lorsqu’il m’a confié qu’il avait entre-temps lu mon avant-dernier roman, Ma Dévotion.    

Il était très enthousiaste – d’après lui, ce n’était pas du tout le genre de littérature qu’il avait l’habitude de lire, mais le livre lui avait néanmoins beaucoup plu. 

C’est une bonne idée que vous avez eue là, de faire ces tout petits chapitres. Parce que, vous comprenez, je lis le soir avant de me coucher, mes yeux se ferment, mais quand je voyais que le chapitre suivant ne faisait qu’une page, je poursuivais, et je n’arrivais plus à m’arrêter. Vous m’avez bien eu.

Quand j’écrivais ce livre, il y a presque quatre ans, je me suis trouvée face à un dilemme : je voulais l’écrire dans un style très classique, très travaillé, avec de longues phrases rythmées et une découpe en gros chapitres respectables, mais je me suis aperçue à mi-parcours que ça ne fonctionnait pas. Comme j’ai tendance à beaucoup reprendre mon travail et à supprimer tout ce que je peux supprimer, le texte finissait par être extrêmement compact, et en me relisant je me surprenais moi-même à sauter des lignes. Or, je n’écris pas des livres pour que mes lecteurs sautent des lignes. J’ai donc essayé une multitude de solutions – changer le temps ou la personne d’énonciation, changer le point de départ du récit, couper des pans entiers de l’histoire, bousculer le déroulé – jusqu’à ce que je saisisse une loi très simple : si ma prose est dense, ma structure doit être légère. Si je veux forcer mon lecteur à accorder sa pleine attention aux phrases complexes que j’ai passé des mois à inventer, je dois en quelque sorte encadrer ces phrases, les sertir, les mettre en relief, les donner à voir de la façon la plus confortable possible – et ici, cela passait par le fait de renoncer à mon ambition snob d’écrire un roman classique pour au contraire fracturer mon récit en un maximum de petites unités qui puissent être lues en paix, comme si elles étaient chacune un roman en soi. 

Comprendre ça, les possibilités que ça m’offrait, la leçon d’écriture que je venais d’apprendre à mon insu en essayant de résoudre ce problème, ça avait été un grand moment dans mon travail. Ensuite, quand le livre était paru, j’étais partie comme d’habitude en tournée dans les librairies, où j’avais parfois expliqué ce qui s’était produit, comment j’en étais arrivée là, mais ça n’avait jamais semblé passionner personne. Les gens dans le public hochaient la tête poliment, mais ce n’était manifestement pas quelque chose qui les intéressait ni qui leur parlait.

Mais le notaire, oui. Le notaire était apparemment, je l’ai découvert ce jour-là, mon lecteur idéal. Arrivé à moi tout à fait par hasard, il avait fait fi de ses habitudes ou de ses a priori pour ne suivre que sa curiosité, il s’était emparé du livre et l’avait abordé librement, et de sa position si particulière il avait vu, peut-être mieux que personne, ce que j’avais essayé de faire, et il l’avait parfaitement compris. Dans son bureau, il m’a parlé de mon livre longuement, et au-delà de ses compliments, son intuition de la structure de l’objet m’a réjouie. Elle m’a rappelé combien nous composons nos livres dans la solitude, dans le silence, comme on emballerait un cadeau les yeux fermés, ignorant à qui il est destiné, et comment parfois, miraculeusement, ils atterrissent entre les mains de quelqu’un qui leur donne sa valeur exacte – un bon lecteur.