Chroniques,  Société

Automne 2023 : la chronique de Julia Kerninon

Retrouvez, à chaque saison, la chronique littéraire de Julia Kerninon. 

Il y a quelques semaines que mon dernier roman a paru. Il raconte l’histoire fictionnelle d’une cuisinière romaine contemporaine. Quand j’ai commencé mon récit, il y a deux ans, je ne savais pas exactement ce que je voulais écrire, je savais seulement que je voulais faire un livre sur la cuisine. J’avais envie d’un gros bouquin qui donne faim, je pensais à Beignets de tomates vertes, aux descriptions de repas chez Jim Harrison, à un long passage dans Les Corrections de Franzen où une des héroïnes monte un restaurant dans un ancien bâtiment industriel. Je voulais parler de nourriture, passer plusieurs mois à faire des recherches sur l’histoire de la cuisine, et je voulais parler de ce qui se passe dans les cuisines d’un restaurant, parce que j’avais envie de parler du travail, de l’intensité du travail, de l’importance que peut prendre le travail.

J’ai entrepris de raconter l’histoire d’une fille de quinze ans nommée Ottavia Selvaggio qui se jette la tête la première dans l’art culinaire. J’ai raconté son enfance, sa jeunesse, sa formation, je l’ai fait vieillir, et puis je lui ai donné trois enfants. Je me suis demandé ce qu’elle allait faire de ça. J’ai rapidement conclu qu’elle ne pourrait vraisemblablement pas à la fois être à la tête d’un restaurant et gérer chaque détail de la vie quotidienne familiale, parce que les restaurants demandent trop de temps. Je me suis dit que, dans ce cas, c’était probablement son mari qui s’occupait des enfants. J’ai réfléchi un peu à cette hypothèse, je l’ai soupesée. Quand le norvégien Karl Ove Knausgaard a publié un livre dans lequel il décrivait méthodiquement sa vie de père, les centaines de couches changées et jetées, les courses en vitesse du mardi soir, les après-midi poussiéreuses au parc, j’ai lu un article qui soulignait le fait que si une femme avait écrit ce livre elle aurait été la risée du monde littéraire, personne n’aurait voulu lire ce ramassis de prosaïsme, tandis que Knausgaard était porté aux nues comme un styliste iconoclaste. De façon aussi inexplicable qu’injuste, c’était aussi le genre masculin de Knausgaard qui rendait son récit fascinant, il y avait quelque chose de presque sexy dans le fait qu’un homme parle de ça. Il rendait sa plainte de père au foyer recevable, même légitime.

La littérature est un terrain d’expérimentation

J’ai pensé que si le mari de mon héroïne avait la charge des enfants, il aurait sans doute aussi des reproches à lui faire à ce sujet, des reproches très similaires à ceux que les femmes formulent habituellement, après que la maternité a fragilisé leur vie professionnelle et que toute la société leur chuchote que c’est à elles de s’occuper de tout ça. J’ai pensé que, peut-être, en mettant moi aussi ces plaintes dans la bouche d’un homme le message atteindrait sa destination. J’ai écrit l’histoire d’une femme consumée par son travail, et qui a toute confiance en son mari pour s’occuper de leurs enfants en son absence.

Depuis sa sortie, le livre est bien accueilli. Mais j’ai lu quelques critiques qui disaient détester l’héroïne parce qu’elle était égoïste, parce que c’était une mauvaise mère, et ça m’a fait me poser beaucoup de questions. Notamment celle-ci : pourquoi mon récit fictif sur une femme que la maternité n’aurait pas fait courber la tête, qui réclamerait pour elle-même exactement la même dose de liberté accordée tacitement aux hommes, peut soulever davantage d’agacement que notre réalité ? Je ne pense pas qu’il faille négliger ses enfants. Je passe un temps colossal avec les miens. Mais je pense qu’entre autres choses la littérature est un terrain d’expérimentation. Si je ne peux pas imaginer, à quoi bon faire de la fiction ? Je n’ai pas envie de décrire exactement la réalité qui m’entoure, j’ai envie d’essayer d’illuminer les questions qu’elle me pose. À ce jour, partout dans le monde, les femmes sont encore les grandes vaincues de l’histoire des sexes. J’ai envie de raconter une histoire où le matriarcat aurait gagné un peu de terrain sur le patriarcat. Je ne doute pas que ça soulèverait d’autres problèmes, ou peut-être justement les mêmes. Mais pour le dire simplement : ça changerait. Ça changerait de comprendre enfin pourquoi, quand ce sont les femmes qui l’exercent, la liberté semble indistincte de l’égoïsme. Ça changerait de comprendre pourquoi on attend silencieusement des femmes que la maternité les réduise, les affaiblisse, les décourage. Je pense qu’en modifiant les récits qui nous structurent, on peut faire bouger la réalité qui nous entoure.