La chronique littéraire de Julia Kerninon
Découvrez la chronique littéraire de Julia Kerninon, édition printemps-été 2024.
Pour les vacances, on est partis à Barcelone avec les enfants. Depuis que l’aîné a neuf mois, on a
fait le vœu de ne plus prendre l’avion, à cause du réchauffement climatique.
La décision a été prise dans une vallée d’Auvergne où nous étions seuls avec notre premier-né, et au creux de laquelle mon mari avait visionné deux jours d’affilée des vidéos sur la fin de notre monde, à l’issue de quoi il avait annoncé, le teint blême, que nous ne prendrions plus jamais l’avion, ni n’aurions d’autres enfants. Sur le coup, j’avais été atterrée – comme beaucoup de la génération Erasmus, j’avais passé ma vingtaine à l’étranger, et l’idée de ne plus jamais visiter les pays que j’aimais m’avait paru injuste et terrifiante. Puis j’avais admis qu’à trente et un ans je n’avais jamais dépensé la moindre énergie à désirer voir le Machu Picchu ni le Grand Canyon, et que donc y renoncer définitivement ne me coûterait rien, et puis il y avait toujours le train, et j’aimais l’Europe avant tout. Quant au deuxième enfant, je ne sais plus, je sais seulement que l’été suivant nous l’avons conçu, avec bonheur, et qu’il était donc du voyage aux dernières vacances.
Vacances en train donc – Nantes-Paris, puis nous avons embarqué pour le Paris-Barcelone, un voyage de six heures trente très confortable et finalement pas si onéreux si l’on considère qu’on fait l’économie des navettes et autres taxis jusqu’à l’aéroport, et surtout de l’interminable attente sèche dans un terminal.
Le problème, c’est qu’au bout de deux heures l’enfant numéro deux s’est levé de son siège pour monter sur mes genoux et se mettre à me vomir dessus l’équivalent d’une soupière. Il n’est jamais malade – c’est ce que j’ai dit à ce moment-là, en dépit de toute logique, et encore les trois fois suivantes avant l’arrivée, et les quinze fois qui ont suivi une fois arrivés sur site. Entre chaque haut-le-cœur, lui- même disait « ça va très bien », et à presque quatre ans il est maintenant suffisamment robuste pour que nous nous inquiétions moins.
Je venais à Barcelone pour le plaisir mais aussi pour travailler, puisque j’étais invitée par le lycée français et une librairie, mais j’ai passé les premiers jours enfermée avec lui dans l’appartement de nos amis, à le veiller. C’est terrible à dire, mais quand il est fatigué il est particulièrement adorable, parce que d’une certaine façon il me laisse enfin le regarder, parce qu’il remue moins, que j’ai le temps de le câliner. De la même façon que nous aimons tous, je crois, nos enfants quand ils dorment, j’aime beaucoup mes enfants quand ils sont temporairement affaiblis. Il regardait la télévision le regard vide, et par la fenêtre j’apercevais un unique palmier qui me rappelait vaguement l’endroit du monde où je me trouvais.
Pour aller au lycée français, j’ai marché pour la première fois seule dans Barcelone, où je venais pourtant pour la cinquième fois – mais jusque-là j’avais toujours été accompagnée, et donc c’était presque fascinant de faire mes premiers petits pas autonomes. Je ne parle pas un mot d’espagnol – c’est faux, j’en parle cinq : que calor en la ciudad – et je me sentais moi aussi à ma façon un peu diminuée. Que calor, que calor, contre toute attente nous nous sommes trouvés en ville au moment de la petite pluie annuelle. Il n’y a plus d’eau à Barcelone, des affiches l’annoncent partout avec une urgence dérisoire qui peine à faire oublier le fait que la catastrophe était annoncée depuis longtemps, et que les autorités n’ont jamais rien fait à ce sujet, jamais rien anticipé, si bien qu’aujourd’hui nul ne sait ce qui va se passer, ni si la région sera encore habitable dans quelques années.
C’est là que j’ai emmené mes enfants, en train. Si j’étais parfaitement écologiste, je ne les emmènerais sans doute nulle part, c’est ça la vraie sobriété, c’est évident. Mais dans ce marasme il me reste les moyens et la volonté de les déplacer, quand je peux, comme je peux, pour qu’ils voient un peu du monde avant d’être parfaitement empêchés par une pandémie ou autre chose. C’est le choix que je fais, parce que j’ignore de quoi leur vie sera faite, et que je pense que même le souvenir des palmiers sera un jour précieux, comme celui de la vraie neige l’est déjà, pour beaucoup d’entre nous, et c’est dans ces moments-là peut-être que m’apparaît avec le plus de clairvoyance l’idée que nous sommes simplement une espèce parmi les autres, sur un caillou rond flottant dans l’infini, sans que personne ne sache exactement pourquoi nous sommes là.