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Le temps des injonctions

Nous y sommes : j’ai 40 ans. Je me souviens avec précision du regard que je posais, dans ma vingtaine, sur les adultes qui avaient cet âge : je me disais qu’ils étaient vieux, pire, que leur vie était finie, que tout était déjà joué. Je prends conscience aujourd’hui de l’insolence de ce jugement, alors que je savais que j’avais la vie devant moi. Et l’impression d’être passée de 30 à 40 ans en un claquement de doigts me sidère maintenant. C’est vrai, les grandes inflexions de vie ont été décidées, mais ce n’est pas le seul tournant : notre corps entame une autre étape. Il est moins résistant à la fatigue et aux excès, et l’on comprend bien qu’il va falloir en prendre soin.

Dans le film Rock’n’roll, le personnage de Guillaume Canet constate avec dépit qu’il vieillit et refuse de s’empâter. Une injection en appelant une autre, il se transforme au gré des interventions esthétiques, jusqu’à en être méconnaissable. Derrière les scènes cocasses se cache une réalité tragique : rien ne sert de lutter contre le temps, le combat est perdu d’avance. Pourquoi refuser alors de « faire son âge » ?

La chirurgie esthétique est une tentation séduisante : elle promet de raffermir çà et là, de contrer quelques rides, d’avoir l’air en forme. Mais qu’espère-t-on vraiment ? Peut-être d’abord de montrer aux autres une « meilleure version de soi », selon l’expression en vogue, qui nous apparenterait à des logiciels qu’on met à jour, ou encore de « se réinventer », terme qui prolifère un peu partout.

Mais nous sommes pris en étau entre deux discours. D’une part, l’air du temps glorifie le fait d’être soi : il faut s’assumer, être tel qu’on est, ne pas céder aux injonctions physiques, et bientôt prétendre que chacun est beau, quelle que soit son apparence. De l’autre, une célébration permanente de la jeunesse et de la minceur, dans une société où l’image n’a jamais été aussi présente.

Comme si le premier discours servait à masquer le second : on affiche une tolérance convenue, prétendue bienveillante, mais derrière cette parade officielle, chacun sait bien quels sont les canons de beauté en vigueur. C’est le propre de la beauté, d’ailleurs : elle peut être tributaire d’une influence culturelle (en fonction des époques, des latitudes), mais

elle n’est pas subjective. « Les privilèges de la beauté sont immenses. Elle agit même sur ceux qui ne la constatent pas », écrit Jean Cocteau dans Les Enfants terribles.
Il n’est donc pas bien vu d’afficher sa minceur avec fierté, sous peine d’être accusé de faire du body shaming (du dénigrement, de la discrimination physique). Tout se joue avec hypocrisie, car la beauté et, son corollaire, la jeunesse n’en restent pas moins recherchées.

Une autre espérance se loge dans les interventions esthétiques : celle d’arrêter le temps, de bloquer le processus, de nous conserver en l’état, de nous momifier vivant en quelque sorte. Un orgueil humain (l’ubris) apparaît dans cette illusion de maîtrise : la technique, la médecine, les cosmétiques, devraient contrer la nature. Outre l’impossibilité, l’engrenage appellera toujours davantage d’interventions, changeant drastiquement le visage. Récemment, constater l’absence d’expressions faciales naturelles de la chanteuse Shakira m’a attristée : comme le personnage de Rock’n’roll, ce visage était un aveu d’échec à accepter le temps. Pourquoi ne pas faire son âge serait un compliment ?

Il y a une élégance, une résistance même, dans le visage ridé qu’aucune injection n’est venue transformer. C’est celui d’Audrey Hepburn, à la fin de sa vie, qui montre une actrice qui a été excessivement belle ne pas nier les marques du temps. Celui aussi de Jean d’Ormesson où le regard pétillant témoigne d’un esprit vif et joyeux, d’une âme facétieuse. Des beautés aucunement ternies par l’âge.

Le philosophe Levinas explique que notre visage est la marque de notre vulnérabilité et de notre nudité, le support de notre rencontre
avec l’autre. Et il y a de la sincérité et de l’authenticité dans ces visages marqués

par les années, mais resplendissants. Et aussi, je crois, une certaine gratitude pour les évènements traversés. Chérir les pattes d’oie et les rides naissantes permet alors de dire « c’est bien moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui », comme le formule Perdican.

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