Chroniques

La chronique littéraire

C’est un instantané du confinement : je bois mon café dans la tasse aux cyclamens dont j’ai hérité de ma grand-mère et je pense, « au moins elle n’aura pas eu à supporter ça ». Dans la chambre à côté, mon enfant de deux ans et demi fait des blagues malgré la fièvre. Dans mon ventre, un autre enfant bouge en silence.

Je pense à la vie d’isolement volontaire que j’avais autrefois et que j’aimais – les nuits blanches à Budapest, la neige crissante sous mes pieds – cette fille-là que j’étais, qu’est-ce qu’elle est devenue ? Quand la seule chose importante était de sortir racheter des cigarettes. Le temps passé à penser à tellement de choses, anticiper, construire, imaginer, prévoir, fantasmer, et soudain les cartes irrémédiablement rebattues. La carte mentale, vivante, de tous les gens qu’on aime qui sont éparpillés partout aux quatre vents sur la planète, parce que depuis des années nous nous sommes habitués à vivre comme ça, à aller partout, à partir quand nous le voulons, et la pandémie nous a brusquement saisis en plein vol, figés. Tout ce à quoi on n’avait pas pensé. Tout ce qui devient saillant maintenant.

Combien la vie est différente de ce que j’avais imaginé qu’elle serait. Ma mémoire me ramène intacts les souvenirs d’enfance dans la cuisine de mes parents, quand ma sœur et moi découvrions lentement le monde, et qu’à chacune de nos inquiétudes nos parents semblaient avoir une réponse : non, notre pays n’était pas en guerre et il y avait peu de chance qu’il le soit grâce à différents accords judicieux conclus avant notre naissance – les déchets étaient triés et brûlés et tout allait bien de ce côté-là – les ours polaires se raréfiaient certes un peu mais, quelque part, quelqu’un s’occupait de ce sujet avec passion – le cycle de l’eau fonctionnait sans encombre, on en apprenait les rouages à l’école primaire comme une chose certaine, garantie. À l’époque, le monde ne semblait pas parfait, mais raisonnablement fonctionnel. La crainte était le fait des paranoïaques. Au moment du dessert, les adultes interrogeaient les enfants sur ce qu’ils voulaient faire quand ils seraient grands, et c’était une question dont l’ouverture avait encore du sens. Les adolescentes se demandaient comment elles nommeraient leurs bébés, on réfléchissait au parcours scolaire qui avait le plus de chance de nous mettre à l’abri du chômage qui semblait être, avec les pédophiles, à peu près la seule menace réelle qui nous attendait, et j’avais un avis sur la façon dont j’occuperais mes vieux jours (sans spoiler, ça incluait beaucoup de baklava).

Il faut admettre que ça fait déjà un moment que tout ça semble bien loin – des récits pour une autre réalité. Depuis quelques mois, mon enfant rayonnant chantonne « moi je vais aller à l’école en septembre », et j’en suis de moins en moins sûre. Je suis fille d’instituteurs. Je suis petite-fille d’instituteurs. J’avais vingt-neuf ans quand j’ai fini mes propres études. J’ai déjà dit en blaguant que je n’étais pas certaine qu’avoir le bac soit encore un sujet quand mon fils aura dix-huit ans – mais je n’avais pas encore envisagé qu’il ne rentre peut-être jamais à l’école, ou que l’école ne signifie jamais la même chose pour lui que ce qu’elle a été pour moi. Dans un autre registre, ça doit faire deux décennies que je n’ai pas mis les pieds aux sports d’hiver, mais quand il me demande, les yeux brillants, s’il pourrait faire de la luge comme Petit Ours Brun, je me sens assez mal, question neige. Quand j’étais jeune, tout semblait laisser penser que mes enjeux en tant que mère pourraient se limiter à retrouver ma ligne plus vite que mes copines, et maintenant j’ai des images mentales type Super8 où je cours avec un enfant sous chaque bras comme une joueuse de rugby pour échapper à une coulée de lave rugissante.

Alors je me demande – si la réalité de mes enfants va être si différente de la mienne, que puis-je leur apprendre exactement ? Que puis-je leur transmettre ? Évidemment, il y a là-dedans une part d’orgueil déçu, mais pas seulement : il y a aussi beaucoup de dépaysement. Il y a cette sensation de vivre dans un contexte pour lequel je n’ai pas reçu tout à fait le bon entraînement.  Et je pense aussi à l’assurance de mes parents autrefois, quand ils disaient « tout va bien » – je comprends maintenant, en le disant moi-même à mon petit garçon avec le même sourire, la même sérénité apparente, qu’on ne sait jamais rien, en réalité. ♦