La chronique littéraire de Julia Kerninon
Quand paraîtra cette chronique, mon fils aîné fêtera ses sept ans, son cadet ses quatre ans et demi. Depuis que je suis devenue mère, beaucoup de choses me sont apparues et m’ont mise en colère, beaucoup de choses m’ont désespérée, exténuée, humiliée, abîmée, mais pas eux, pas mes enfants. Ils m’ont contrariée, ils m’ont empêchée de dormir, ils m’ont parfois embarrassée, mais je crois que j’ai toujours aimé les avoir, les avoir eus, vivre avec eux. On ne parle pas assez de ça, quand on parle de la détresse des mères, on oublie trop souvent que ce qui nous rend folles, ce ne sont pas nos enfants, mais les conditions terribles dans lesquelles nous devons les avoir.
Il y a eu des années difficiles, mais rien qui vaille de leur garder rancune à eux, c’est ce que j’essaie de dire. Ça a toujours été intéressant, ça a toujours été intime, instructif, considérable. Je les ai aimés nouveau-nés effrayants, et poupons tyranniques, petits enfants intenables, insomniaques, impatients, critiques, écoliers insolents, mauvais bougres, bagarreurs, bruyants, brutaux, hystériques. Je les ai aimés à ma merci, debout, rebelles, je les ai aimés drôles, bricoleurs, perfectionnistes, obsessionnels. Je les ai aimés tout le temps, mais ces jours-ci, je les aime encore plus.
Ils ont grandi. De façon imperceptible, ils ont cessé de faire certaines choses. Se réveiller avant six heures. Hurler pendant quarante minutes d’affilée. Porter des couches. Ils se disputent encore, mais ils ont développé des stratégies pour ne pas que ça dégénère, ils ont des safewords, ils ont des repères. Ils savent attendre leur tour. Ils sont tendres. Ils ne mentent jamais.
Moi, tout le temps.
Généralement, quand on me pose des questions sur mes enfants, je dis « ils sont complètement fous », je dis ça aux gens merveilleux du périscolaire, à la maîtresse, à mes amis, mais quand parfois j’entends comment les autres femmes parlent de leurs enfants, j’ai honte de moi, je me dis que je suis une sociopathe, que je suis trop froide, trop distante, que si j’étais une bonne mère je ne devrais même pas être capable de me retenir de parler d’eux, que je ne mérite que la mort. À force, j’y pensais tellement que j’en ai parlé à ma thérapeute, qui m’a dit en gros : « Vous n’avez pas à répondre de vos sentiments pour vos enfants. En disant ça, vous indiquez simplement une limite à votre interlocuteur. »
D’une certaine façon, c’est effectivement ce que je ressens. Je ne connais pas assez de mots pour parler de mes enfants, et pour des raisons de dignité je refuse de le faire de manière imparfaite. C’est aussi simple que ça. Et quand je suis avec eux, je n’ai pas besoin d’en parler. C’est quelque chose que nous faisons ensemble, la vie, pour encore quelques années fugaces. Ils deviennent débrouillards. Ils deviennent gentils. Ils se penchent pour parler aux bébés, ils font des cadeaux, ils sont presque toujours de bonne humeur. Le grand dit qu’il me construira les maisons de mes rêves. Le petit aime les livres, mais particulièrement les livres de cuisine. Je me sens bien quand je suis avec eux. Nous avons des choses à nous dire.
Mais c’est aussi vrai que six heures après la naissance de mon premier enfant ma meilleure amie est entrée dans ma chambre d’hôpital et, quand elle a vu mon bébé, elle m’a regardée et ses yeux se sont remplis de larmes, tellement elle était émue, contente pour moi, inquiète aussi, et c’est seulement en la voyant faire que j’ai pu moi aussi pleurer enfin. Si mon amie ne m’avait pas montré, je n’aurais jamais su.
Je suis mère depuis sept ans, et c’est comme si c’était seulement maintenant que je trouvais ma position, ma politique. Prendre soin, surmonter, cadrer, prétendre, tout ça était très bien et très utile en son temps, mais pouvoir enfin se parler les yeux dans les yeux, quel bonheur, quelle aventure ! J’ai lu un jour une interview de Chloë Sevigny enceinte jusqu’aux yeux à quarante ans où elle dit : « Oh ! bien sûr je ne voulais pas un bébé – je voulais un adolescent. Mais il faut bien commencer quelque part, n’est-ce pas ? » Ça me fait rire en même temps que ça m’éclaire, ces deux phrases. Je ne sais pas ce que je voulais. J’ai aimé tout ce que j’ai eu. Mais je ne peux pas dire à quel point j’aime ça, parce que c’est secret, c’est sacré. L’intensité de mon amour – ça reste indicible. Je suis Bretonne, et en Bretagne une légende raconte que les femmes qui se vantent trop de leurs bébés se les voient kidnappés par les fées, qui les remplacent par leurs propres rejetons dont les mères humaines doivent alors s’occuper. Je ne peux pas dire que je n’y pense pas, que je n’y pense jamais. Quand on m’interroge, je continue de dire que mes enfants sont fous, et intérieurement seulement j’ajoute « et je les adore », parce que c’est la vérité.