La chronique littéraire de Julia Kerninon
Découvrez la chronique littéraire de Julia Kerninon, édition hiver 2023-2024.
Je tiens cette chronique depuis maintenant six ans, sauf erreur de ma part. Tous les trois mois, j’écris deux pages sur quelque chose qui m’a émue, frappée, déplacée. J’écris sur la vie de tous les jours, les livres, les enfants. Cette fois-ci pourtant, j’ai hésité. Face à l’actualité, quel sens ont mes petits comptes rendus de la vie dans un pays en paix ? J’avais prévu d’écrire sur le fait que je suis actuellement en tournée littéraire pour mon dernier roman, et que donc je suis loin de ma maison plusieurs jours par semaine depuis deux mois, et comment paradoxalement cette vie chaotique ramène l’équilibre dans ma maison – quand je suis en déplacement, j’échappe au tumultueux débat sur la répartition des tâches, tandis que mon mari déploie une efficacité qui me séduit beaucoup. Ça n’est évidemment pas une stratégie viable à long terme, mais c’est troublant de constater que dans ces conditions extraordinaires, nous atteignons plus facilement la justesse.
Ces dernières années, ici et ailleurs, j’ai beaucoup écrit sur ces sujets – les rapports hommes-femmes, la famille, le temps qui passe – parce qu’ils me traversaient et semblaient trouver un écho. Ce ne sont pas les sujets qui m’intéressent le plus – c’est simplement que je me suis trouvée là, que j’étais en mesure de m’y pencher. Depuis le 7 octobre, j’ai vu ici et là des appels aux artistes à se prononcer sur la situation israélo-palestinienne, mais je n’ai personnellement aucune compétence en géopolitique, si bien qu’il me semble préférable de ne pas m’exprimer sur un sujet que je ne maîtrise pas. Je suis pacifiste – c’est le seul commentaire sensé qui me vient ces jours-ci.
En littérature, certains sujets sont considérés comme profonds, nobles, respectables – et le premier est probablement la guerre. Le Rouge et le Noir, Guerre et Paix, À l’Ouest rien de nouveau, Pour qui sonne le glas, Voyage au bout de la nuit – tous ces livres se classent dans le panthéon de nos chefs-d’oeuvre, nous apparaissent comme sérieux et essentiels, et c’est difficile de ne pas penser que c’est aussi leur objet qui leur donne ce poids. Comme si la guerre, qui est la pire chose à la surface de la Terre, était paradoxalement une valeur sûre en littérature, un gage d’intelligence.
« La frontière entre la littérature et la réalité est toujours poreuse »
La guerre, bien sûr, est un sujet masculin – comme tout ce qui a à voir avec le dehors, le mouvement, l’ambition, elle est associée au monde des hommes. Aux femmes, le dedans, la maison, la dévotion. C’est intéressant de penser que la guerre, qui détruit tout ce qui a été construit, nous est pourtant présentée comme une chose plus importante que l’éducation des petits enfants, un sujet féminin et donc forcément mineur. Un livre sur la guerre inspire le respect, un livre sur la vie de famille est soupçonné d’être soporifique. Apparemment, ce n’est pas un assez grand sujet, la vie – la mort organisée a plus de succès. Bien sûr, c’est peut-être une sorte de réaction, la fascination pour le pire, le besoin d’explication, l’ampleur de la tragédie – mais je ne suis pas sûre. Souvent je pense à cette phrase de l’unique personne au monde qui a été touchée à la fois par la bombe à Hiroshima et à Nagasaki, un homme qui a dit ensuite : « Les seules personnes qui devraient avoir le pouvoir de la bombe atomique sont les mères, celles qui ont encore un enfant au sein. »
Voilà, peut-être que c’est là où je veux en venir, au fond. De la même façon que je trouve mon mariage étrangement plus harmonieux quand mon mari reste à la maison tandis que je suis sur les routes, et donc d’une certaine façon quand nous échangeons nos places, je me demande si la question de la guerre ne devrait pas être confiée aux mères (au pire, comment pourraient-elles faire pire ?). En tout cas, je me demande si ce serait possible d’accorder la même attention aux récits féminins qu’aux récits masculins, s’intéresser davantage au soin qu’à la torture, considérer les mères avec le respect qu’on confère habituellement aux colonels, avoir confiance en leur jugement. On pourrait croire qu’il n’y a pas de lien, mais je suis certaine que si – la frontière entre la littérature et la réalité est toujours poreuse, les histoires que nous nous racontons influent durablement sur nos actes, et braquer le projecteur sur des épopées de conquête, de pouvoir, d’orgueil ne donne manifestement aucun bon résultat, depuis si longtemps que nous le faisons. Je voudrais qu’on accorde plus de prix à la vie quotidienne qui est la seule que nous aurons, plutôt que de nous affronter pour des frontières toujours imaginaires qui ne font que nous déchirer.