La chronique de Julia Kerninon
Dans chaque numéro, découvrez la chronique littéraire de Julia Kerninon.
La nounou des enfants attend un bébé, et nous avons donc dû lui trouver une remplaçante pour tenir jusqu’à l’été. Comme tous les parents le savent, c’est une tâche plus difficile qu’il n’y paraît. Après plusieurs fausses pistes, j’ai reçu un mail plein d’énergie écrit par une étudiante, et c’est donc elle que nous avons embauchée.
J’ai moi-même travaillé comme baby-sitter assez longtemps dans ma vie, j’ai fait les sorties d’école, l’accompagnement aux devoirs, j’ai gardé des enfants dans différents pays, différentes situations. Quand je déjeune pour la première fois avec celle de mes enfants, je lui parle de ça en souriant, comme si nous étions collègues, à travers le temps, jusqu’à ce que je saisisse une chose très simple : elle a dix-huit ans, moi trente-six. Je ne fais pas la différence, mais elle si. Elle me renvoie la balle poliment, mais à ses yeux, je suis une vieille dame. J’ai l’âge d’être sa mère, c’est tout.
Ça arrive donc aussi vite, me suis-je dit. Je me rappelle parfaitement avoir dix-huit ans, et considérer quelqu’un du double de mon âge comme une très vieille personne, mais le basculement m’a échappé. Quand je laisse mes enfants sous la surveillance de la baby-sitter pour remonter travailler dans mon bureau, je croise mon regard dans la glace du couloir et je ne comprends pas ce que je vois. C’est toujours bien moi, c’est toujours mon visage, mais à présent, je suis la mère. Je porte à peu près les mêmes vêtements que quand j’étais jeune, je suis aussi mal coiffée, aussi incertaine qu’autrefois, mais au lieu d’être payée pour garder les petits, je suis maintenant la femme qui paye, la femme adulte qui ignore tout ou presque de ce qui se passe dans la vie d’une fille de dix-huit ans, comme elle ignore probablement combien une femme de trente-six ans n’en est au fond jamais tout à fait une.
« Les choses ne vont pas se faire toutes seules »
Bien sûr, depuis que j’ai compris ça, j’ai cessé de la mettre mal à l’aise en jouant la complicité, mais je continue de m’interroger. Qu’est-ce qui s’est passé ? Je me rappelle combien dans ma jeunesse il était impossible de m’imaginer vieillir, impossible de concevoir que ça finirait nécessairement par se produire. J’ai passé tellement d’années à m’entendre dire que j’étais trop petite, que j’étais une enfant, que j’étais mineure, qu’il était encore trop tôt, que je n’avais pas le droit, pas l’expérience, que, peut-être, j’en ai perdu de vue le mouvement régulier et implacable du temps auquel rien ni personne n’échappe.
Longtemps, la jeunesse m’a définie malgré moi, tout m’y renvoyait, j’étais toujours la personne la plus récente de la pièce, celle née de la dernière pluie. Et puis, en tout cas c’est l’histoire que reconstitue ma mémoire éparse, j’ai plongé dans les flots sombres de la maternité, deux fois, j’ai travaillé de plus en plus, je me suis mariée, j’ai acheté une maison, et quand j’ai ressorti la tête de l’eau, je ressemblais bel et bien à une adulte.
Jour après jour, j’emmène mes enfants à l’école, j’envoie une lettre recommandée à la poste, je vide le lave-vaisselle, je remplis la machine à laver, je plie le linge, je réserve les vacances, je vérifie le stock de lait, je passe l’éponge autour de la baignoire, je ramasse les jouets, j’écris des mails de travail, je signe des contrats, je patiente en ligne pour les inscriptions au centre aéré, je rachète des chaussures à la bonne pointure, je mets une gourde et une boîte à goûter dans un sac, je nettoie le siphon du lavabo, je change les draps, j’ouvre un paquet de nouvelles brosses à dents, j’utilise du détachant, je téléphone à une entreprise de ramonage, je fais des recherches sur les activités périscolaires par tranche d’âge. Je prononce à mon tour des phrases comme : Les choses ne vont pas se faire toutes seules. Quand on est grand, on ne fait pas toujours ce qu’on veut.
Quand je dis ce genre de choses, mes enfants ne m’écoutent pas, et je pense qu’ils ont raison, au fond. En réalité, certaines choses se font toutes seules, et les adultes peuvent continuer de faire uniquement ce qu’ils veulent, il se peut simplement qu’il y ait un prix à payer pour ça. Mais bien sûr, quand j’avais dix-huit ans, je l’ignorais encore.