« J’ai eu une aventure avec un appartement. »
En ces premiers jours de 2021, j’ai eu une aventure. J’étais seule à la maison avec les enfants, leur père travaillait à la capitale, et pendant soixante-douze heures, j’ai été incapable de manger ni de dormir, dépassée par mes émotions. J’étais tombée passionnément amoureuse d’un appartement.
Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours été attirée par les maisons. Disons : les endroits où on habite. Les endroits où on vit. En rentrant du lycée, je bourrais mon cartable des revues publicitaires d’agences immobilières, pour rentrer les éplucher pendant des heures, soigneusement, scrutant chaque photo. Pendant nos vacances en Angleterre, je collectionnais les magazines immobiliers locaux et je me pâmais devant les bow-windows. Je lisais aussi les magazines publicitaires des enseignes de mobilier, dans lesquels je choisissais toujours des méridiennes en fer forgé. Je dessinais le plan de la maison et mes futurs meubles. En fait, le seul et unique jeu d’ordinateur que j’ai jamais demandé à posséder était un logiciel de décoration d’intérieur. Les couleurs étaient atroces, les graphismes sommaires, et là aussi je faisais toujours les mêmes choix – canapés d’angle et carrelage vert.
Toute mon enfance, je l’ai passée dans la même maison. Elle aussi, je l’ai parquetée et repeinte en blanc un million de fois dans ma tête – sauf la cuisine, que je voulais tapisser de papier aluminium pour faire un clin d’œil snob à la Factory de Warhol. Mais mes parents sont toujours restés sourds à mes conseils avisés.
Un jour, j’ai enfin eu mon premier vrai appartement à moi, cinquante mètres carrés presque vides que je louais à Budapest, et puis les années suivantes, beaucoup d’autres endroits que j’ai presque tous aimés. Dix ans après mon premier appartement, j’ai eu mon premier enfant, et sans beaucoup d’originalité son père et moi avons cherché un appartement à acheter. J’aimais beaucoup chercher mais pas tellement choisir, je l’ai appris à cette occasion. Mon mec a opté pour un endroit, et j’ai enfin pu donner libre cours à mon fantasme. J’ai passé la moitié de mon temps chez Leroy Merlin, et l’autre sur leur site internet. J’ai réfléchi, dessiné, choisi des meubles et des tissus, accroché des cadres. J’ai fait mon nid. Ces derniers mois, apparemment, tout le monde a eu envie de déménager, mais pas moi, parce que j’aime mon appartement. Je suis heureuse de ce que j’ai.
En tout cas, c’était l’histoire que je me racontais. Mais voilà : je continuais à aller sur des sites d’immobilier. Beaucoup trop régulièrement pour que ce soit innocent. Et j’ai vu un appartement. Et je suis tombée amoureuse au premier regard. En secret, j’ai passé des heures à me promener dans les quelques photos de l’annonce, j’ai zoomé, dézoomé, examiné les plinthes, les meubles, la vue à travers les fenêtres. Je me suis admonestée. J’ai essayé de prendre sur moi. J’ai essayé de me raisonner. J’ai tout essayé. Mais finalement, un jour, j’ai fait mes comptes, et j’ai envisagé que les choses soient possibles, et elles l’étaient. Mon rêve n’était pas délirant, il était réalisable. Alors timide et palpitante, je suis allée voir l’appartement en vrai. Et il était au-delà de toutes mes espérances. J’aimais la cheminée. J’aimais l’escalier. J’aimais le petit carré d’herbe de la cour où on pouvait garer un vélo cargo. J’aimais même les poignées des portes-fenêtres et la moquette.
Je suis devenue folle. Je n’ai plus connu de repos. Comme tout le monde ou presque, mes qualités sont aussi mes défauts – j’ai beaucoup d’énergie, mais j’ignore comment la réfréner. Pendant une semaine, j’ai poussé toutes mes capacités à leur maximum, j’ai fait des calculs, monté des dossiers, passé des coups de téléphone, dormi les yeux grands ouverts, en pensant que je faisais tout ça pour ma famille, mais aussi pour être bientôt réunie avec cet endroit qui était, de façon évidente et intuitive, à moi, même si techniquement il ne l’était pas encore.
Mais l’appartement m’a échappé, dans des circonstances inutiles à décrire ici, et j’ai plongé dans des torrents de larmes. Je me suis littéralement effondrée. Un immense chagrin dont il fallait bien admettre qu’il semblait paradoxalement aussi démesuré que prévisible et légitime. J’ai mis un moment à comprendre pourquoi, mais aujourd’hui, je sais.
Parce que pour la première fois, en l’espace de quelques mois, dans ce monde où je ne décide ni qui je vois, ni qui j’embrasse, ni quand je sors, ce monde où je ne vois plus jamais la nuit que par la fenêtre, il m’arrivait enfin une aventure, et qu’elle soit liée à ce que Nantes a peut-être de pire, à savoir son marché immobilier, ne changeait rien. Je voulais une aventure. Un désir.